La peau comme un parchemin permettant de lire dans les âmes
Nadine Altmayer semble avoir pris l'expression au pied de la lettre, et même l'avoir retournée comme une peau. Formes minimales, rapport attentif, sinon sensuel, le tissu devient épiderme, matière à sculpter, surface sensible réagissant aux pincements, pressions et autres attaques chimiques.
Chaque pièce agglomère déchirures, plis, et nervures comme autant de cicatrices, de scarifications et d'ornements qui dressent une ossature initiale, une architecture fluide, une première épaisseur.
Il y a quelque chose d'archaïque dans la pratique de Nadine Altmayer : choisir le tissu; l'étaler sur le sol, nouer, ficeler, badigeonner, laisser sécher, déplier, poncer, écraser, lisser. Gestes simples, traditions millénaires. L'artiste, par un long processus de dégradation, travaille sur les densités de la matière et l'altération des textures et par là même sur l'usure, l'empreinte, et la mémoire. S'opère une métamorphose radicale par un travail savant et méticuleux de reconstitution et de restauration.
On pourrait presque suggérer que son œuvre est un corps en vie, violemment disloqué dans des mondes différents qui s'opposent ou s'étreignent patiemment selon les cas. Tout ou presque paraît en morceau, l'œuvre est ici une surface évolutive qui donne l'impression de pouvoir se métamorphoser à l'infini.
Archiviste ou gardienne, Nadine Altmayer convoque la mémoire du corps dans celle du tissu, et tente de « faire paysage ». L'œuvre devient une sorte de réceptacle où se déposent des récits inachevés. L'artiste a compris le pouvoir onirique et émotionnel des matériaux pauvres. Toiles de lin, fragments de draps, ficelle, fils de fer, métal, argile, chaque pièce convoque un monde indiscipliné qui s'éveille ou s'assoupit à son propre rythme. Le temps a ici une épaisseur et chaque aspérité forme sans conteste une histoire dense, ancestrale presque. A travers ses gestes l'artiste se transforme en archéologue qui rassemble les traces éparses d'un passé disparu. Cryptes évoquant la disparition, dépôt de mémoire, à mi-chemin entre la vanité muséographique et le témoignage ethnographique, ses œuvres traversent le temps impunément, dans une sorte de court-circuit temporel d'où jaillit une beauté brute, silencieuse et par laquelle se forme des micro-récits volontairement lacunaires et hésitants, laissant toute possibilité de confondre souvenirs personnels et histoire commune.
Choses tapies, entrevues, soulevées, corps cachés, tissus gonflés. Une géographie en relief où se logent les détours de la mémoire. Chaque pièce fonctionne comme une poche de fiction où rien d'autre ne se joue que le souvenir d'une histoire à fabriquer. A charge pour le spectateur d'en imaginer la trame narrative possible.
Les surfaces de ses pièces filtrent et laissent apparaître des bribes d'histoires, de voix étouffées, de souvenirs voilés, comme si l'artiste avait voulu capter quelque chose qui résiste mystérieuse-ment. Les œuvres de Nadine Altmayer convoquent la dimension visuelle moins dans ce qu'elle peut avoir de directement et fugitivement frappant, que dans ce qu'elle peut proposer d'ouverture à l'imaginaire, celle qui perdure et finit par configurer un autre système de significations.
Un message toujours en embuscade derrière une grande cohésion plastique.
Nous posons ici le pied dans des zones fragiles et nébuleuses. Mais la cible reste hors champ et le message subliminal, peu pressé de lever le voile, préfère visiblement s'attarder dans les plis des tissus plutôt que de s'en extirper. Epousant la forme d'un ruban de Möbius, l'œuvre contient plus qu'elle ne raconte, et l'artiste assigne à chacune de ses pièces une fonction exploratoire. Entre réalité et fable, la cohabitation entre les matières suggère un léger déséquilibre ou même une dissonance. Comme si Nadine Altmayer, loin de toute tentation romantique de restaurer l'unité perdue du monde, cherchait inlassablement à en peindre les lambeaux. À mondes fantômes, œuvres spectrales.
En laissant simplement l'œuvre entrouverte, avec ce soupçon d'inachèvement, Nadine Altmayer leur imprime un vertige, une inquiétante étrangeté. Séduisante, conteuse, magicienne, l'œuvre est avant tout relation, vie, mouvement, « forme formante » plutôt que « forme formée », offrant l'une des clefs, celle de l'origine, de la matière, de ce que nous appelons l'inerte et qui pourtant déjà est la pensée.
Charlotte Ménard