Nadine Altmayer au Grand Théatre d'Angers, février 2008
Envoûtés
Pascal Gaudin La production d'une œuvre d'art
jette une lumière sur le mystère de l'homme.
R.W. Emerson
Nadine Altmayer tisse.
C'est-à-dire qu'elle utilise l'un des plus anciens procédés inventés par l'humanité pour couvrir le corps. Pour le protéger de la chaleur ou du froid, pour le parer, le cacher ou bien le révéler, pour l'ensevelir aussi.
Nadine Altmayer pense volontiers au linceul lorsqu'elle jette un regard rétrospectif sur son travail.
Le linceul est protection pour un ultime voyage. Le linceul dérobe à la vue, il oblitère, cèle, il ajoute un dernier mystère au corps mystérieux - mais le linceul révèle aussi une forme, la nôtre.
Le travail de Nadine Altmayer, depuis ses débuts et avec une constance étonnante, consiste à jouer du visible et de l'invisible, du caché et du révélé.
La matière utilisée ne doit pas faire illusion : lin, chanvre, coton, voire métal ? Mais c'est de corps qu'il s'agit, c'est de chair dont on nous parle. La chair qui naît, vit, resplendit puis se putréfie… Passage de la vie, pas même pour laisser une trace ( c'est l'artiste qui le dit) mais sans aucun doute pour éviter de réfléchir trop longtemps, en une dangereuse réflexion, sur le sens de notre passage sur la terre : « L'art et rien que l'art, nous avons l'art pour ne pas mourir de la vérité » rappelait opportunément Nietzsche.
Linceuls, dit-elle ? Bien, voyons un peu.
En 1995, Nadine Altmayer baptise « Au-delà de l'instant » un travail qu'on dirait fragment de tapisserie proposant des graphes abscons comme un frise, une écriture. Et ce souvenir d'un œil, au cœur de la matière, au tiers inférieur. Alors, l'artiste éprouve encore le besoin de proposer un chemin interprétatif. Mais avec l'affirmation du geste viendra rapidement le renoncement au démonstratif : le linceul après tout n'est pas quelque chose que l'on signe, c'est un élément parfaitement dénué d'indices, « un linceul n'a pas de poche » comme nous le rappelle la littérature policière. En 1996, nouvelle étape, avec cette série intitulée étrangement « Visages pâles » : monochromes, blanchâtres, ces créations traversées de nervures invitent tantôt à y découvrir le souvenir d'une épine dorsale tantôt elles s'architecturent.
Le travail des années 1998-2000 s'intitule sans ambages ni équivoque « Une autre Peau » : nous sommes bien toujours au sein de cette préoccupation carnée, cette obsession d'une matière sans quoi nulle vie n'est envisageable. Et Nadine Altmayer chemine peu à peu vers la pleine maturité de sa parole, : sans faire l'économie de tentatives vers la couleur : sombre développement, sur un ample format ; reflets violacés, tendant vers les roses et les bleutés, dans des formats plus restreints . Et cette lanière ne semble-t-elle pas un lambeau de peau arrachée, dont elle possède la teinte, le souvenir du sang et de la sanie, la complexe structure…
A partir de 2000, l'art de Nadine Altmayer prend une dimension nouvelle, s'échappant progressivement de la planéité. Le corps est volume, il est juste que ce qu'il l'enveloppe le soit aussi. Voici donc les huit premières « armures » créées pour l'exposition « Détours 01 ».
Voici également les « Toiles Battues », ces palimpsestes volubiles dans leurs apparente quiétude, toute parée de blanc. A s'approcher de ces surfaces, on devine l'énormité du travail : jamais sans doute la preuve n'est apportée avec plus d'évidence de cette règle que Nadine Altmayer s'est donnée : « utiliser des subterfuges pour masquer le travail ». On ignore les savoir-faire requis pour parvenir à ces œuvres superbes : mais rien ne nous empêche d'y lire, à la manière d'une écriture Braille. On dirait de cunéiformes ou de linéaire B, en tout cas d'une écriture à la fois indéchiffrable et merveilleusement évocatrice. Ici le regard se perd, l'objet envoûte. Montée en puissance d'une démarche créatrice : ce qui sort désormais du travail de Nadine Altmayer ne peut plus jamais laisser indifférent quiconque s'intéresse à la destinée des hommes.
Car apparaissent aussi les « Linges », témoignages émouvants d'une vie anonyme. Parce qu'ils sont réalisés à partir de vieux vêtements, ces travaux ne peuvent nous empêcher d'évoquer la vie de ceux qui les ont portés. Apparaissent également les « Loques », gisants verticaux qui unissent la fragilité d'un tissu et la densité d'un mégalithe crayeux.
Et revenons aux « Armures » puisque, à la pleine mesure de l'art du tissage est venu maintenant s'adjoindre l'usage de fil métallique.
Voilà, Nadine Altmayer sculpte.
Du tissage, elle a pris toutes les richesses. Du métal, elle a pris la robustesse pour nous donner ses plus récentes armures, et offrir son ouvrage en trois dimensions. J'ai déjà eu l'occasion de dire mon admiration pour ces créations. L'adjectif revient encore : envoûtant. Chaque « Armure » recèle un cri silencieux, une présence obsédante. En présence de l'une d'entre elles, le regard n'a de cesse d'y revenir, l'oeil écoute. J'avoue n'y plus voir le linceul que Nadine s'est souvent donné comme leitmotiv. L'accession au volume, la mise en place sur un sobre socle en ferait presque un ex-voto.
Il semble qu'un stade supplémentaire ait été franchi, avec la présence plus explicite encore de l'humain… mais rappelez-vous, il y avait déjà, en 1996, ces deux petits masques… Hommages à l'art africain qui eussent sans doute ravi un Michel Leiris, comme celui-ci aimait Francis Bacon : ai-je dit que le travail de notre artiste n'est pas sans évoquer, avec des moyens différents, celui de l'immense peintre du siècle écoulé, pareillement fasciné par la dimension carnée de l'existence ? Nous sommes ici encore dans l'anthropologie : l'aventure humaine, ses drames, ses fureurs, ses amours et ses haines, dans le sang qui s'écoule au cœur de la matière tissée, dans ce vide au centre de l'armure, d'où sourd pourtant une extrême compacité. Du particulier au général : avec les Armures, tout comme d'ailleurs avec les Linges, c'est un corps qu'il nous est donné d'imaginer, de sa naissance, de sa vie, de ses aléas, de sa finitude. Car ce truisme de notre temporalité, Nadine Altmayer l'explore à sa façon, discrète, allusive. Ses créations envoûtées, à la manière des fétiches de civilisations pas si lointaines de la nôtre, respirent quand même une tendresse, ne serait-ce que par la délicatesse du travail sur les matières.
Tiens, Philippe Sollers : « Le goût consiste à établir des relations secrètes, à être acteur de sa sensation et non pas spectateur, à voir, à chaque instant, la nervure érotique des choses ». Eh bien voilà : nous y sommes.
Pascal Gaudin